400 millions de disques vendus. Une voix d’alto aussi rauque que douce. Et un nom que les Américains ne savaient même pas prononcer. Voilà que notre confrère Olivier Lalanne (Harper’s Bazaar) raconte Nana Mouskouri, la diva discrète. En 1962, elle enregistre à New York un album de jazz avec Quincy Jones, avant de retourner en Europe, sa vraie maison. Une carrière internationale ? Elle en a eu une. Une carrière américaine ? Elle l’a presque eue. Et ce “presque” dit tout.
Née en Crète, repérée par un patron de label français, Louis Hazan, à l’aube des années 1960, Nana débarque à Paris dans la foulée d’un concours de chant et d’un succès en Grèce. Peu après, elle reçoit des félicitations inattendues de deux géants : Michel Legrand et Quincy Jones, rien que ça. Le premier l’attend à Paris, le second à New York. C’est ce dernier qui la propulse dans une parenthèse jazzy aussi brève qu’iconique : The Girl from Greece Sings, un album oublié à sa sortie, redécouvert et vénéré plus tard.
Arrivée à New York, Nana Mouskouri est accueillie comme une princesse par Quincy Jones lui-même. Dans sa chambre d’hôtel ? Un pick-up et une pile de vinyles : un crash course express sur la soul et le jazz made in Harlem. En studio, Quincy Jones teste sa voix sur des standards, dirige sans jouer, choisit les morceaux à l’instinct. Résultat ? Un disque à l’élégance feutrée, cousu main, que personne ou presque ne remarque à l’époque. Mais dans les clubs new-yorkais, elle écoute Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, et comprend que le chant n’est pas affaire de performance, mais de sincérité. Quincy Jones lui dit : « Give me your heart. » Elle le fait. Et c’est bouleversant.

Nana Mouskouri, l’Américaine qui a dit non
Quincy Jones la voulait sur le sol américain pour de bon. Elle a refusé. Pas par caprice, mais parce que tout recommencer à zéro alors qu’on chante déjà avec Charles Aznavour ou Michel Legrand, c’est un luxe que Nana Mouskouri ne peut – ou ne veut – se permettre. Elle choisit l’Europe. Et c’est peut-être ce “non” qui fait d’elle une artiste à part, restée libre, insaisissable, hors des formats.

Dylan, Cohen et les nuits blanches
L’Amérique, elle y revient malgré tout. En 1978, à Los Angeles, elle retrouve deux admirateurs pas tout à fait anonymes : Leonard Cohen et Bob Dylan. Cohen, délicat et torturé, que Mouskouri chante déjà en français ; Dylan, silencieux et fuyant, qui finit par rester toute la soirée en coulisses alors qu’il prétend devoir partir. Trop timide pour la salle, trop curieux pour partir. Quand il finira par livrer son admiration dans Rolling Stone, le monde s’étonnera :
My favourite singers are Nana Mouskouri and Oum Kalsoum.
Rien que ça.
Avec Leonard Cohen et Bob Dylan, les conversations filent jusqu’à l’aube, autour de la musique, des femmes, de la mélancolie. Nana Mouskouri capte en eux la même quête qu’elle porte : celle d’une vérité intérieure que seule la musique sait dire sans mentir.
Judy Garland et Maria Callas en coulisses
Le jazz n’a jamais quitté Nana Mouskouri. Enfant, elle découvre Over the Rainbow au cinéma – son père est projectionniste. La voix de Judy Garland, puis celles de Billie Holiday et Ella Fitzgerald, l’ensorcellent. Elle les chante à sa manière, sans imitation, avec cet accent du cœur qu’on ne peut apprendre.
Dans une taverne grecque, elle croise Maria Callas. Les deux femmes discutent de jazz, de chant classique, de liberté. La Callas, bienveillante, lui glisse :
Ce qui compte, c’est comment et pourquoi tu chantes.
Le genre musical est secondaire. Seule l’âme compte. Nana en fait un mantra.

Un piano, et des copains en pyj’
Peu de gens savent qu’elle a coécrit – en pleine nuit et en pyjama – Les Enfants du Pirée, la chanson du film Jamais le dimanche, qui vaudra un Oscar à Manos Hadjidakis. Ce soir-là, alors que le compositeur s’arrachait les cheveux sur une mélodie inachevée, Nana Mouskouri est venue l’aider au piano. À l’aube, Melina Mercouri et Jules Dassin débarquaient chez lui. En pyjama. Grèce oblige.
Toujours debout, toujours en voix
Aujourd’hui, Nana Mouskouri a 90 ans. Elle chante encore. Vocalises au réveil, envie intacte. Elle dit :
Chanter est la seule chose que je sache faire.
En réalité, elle sait aussi écouter. Comprendre. Rendre hommage. Et dire sans bruit ce que d’autres hurlent sans fond.
Derrière ses lunettes, c’est une mémoire vivante de la musique du XXe siècle. Une voix qui, loin du vacarme, a traversé les décennies à l’écart des projecteurs clinquants. Une voix qu’on redécouvre comme on ressort un vinyle oublié. Avec émotion, respect. Et ce frisson qu’on croyait perdu.
Article inspiré d’une interview réalisée par Olivier Lalanne et parue dans Harper’s Bazaar (juin-juillet 2025)





