Derrière les jeux de lumières et les silhouettes sculpturales, il y a un élément souvent invisible du grand public mais crucial dans l’écriture d’un défilé de mode : le lieu. Ni galerie ni salle de spectacle, mais friche, toit-terrasse, ancien garage ou bureau abandonné. En quelques années, ces espaces hybrides sont devenus le terrain de jeu privilégié des créateurs – et la spécialité d’un nouveau métier, celui de « chasseur d’espaces ».
À la tête de Records Collection, Rod Reynolds, ancien professionnel de l’événementiel, est devenu l’un des fournisseurs officiels d’adresses secrètes pour les plus grandes maisons de mode. De Dries Van Noten à Chloé, en passant par Sacai, Victoria Beckham ou AMI, il signe une trentaine de lieux dans Paris, souvent invisibles pour le commun des mortels.
Ce sont des endroits inoccupés, pas sur le marché, parfois en transition, en attente de travaux ou de revente. Ils sont parfaits parce qu’ils n’ont pas encore d’histoire figée
explique-t-il.
Depuis les débuts de Martin Margiela – dont le premier défilé, en 1989, se déroulait dans une station de métro éclairée à la bougie – les lieux atypiques sont devenus synonymes d’avant-garde et d’expérimentation. Plus récemment, John Galliano pour Maison Margiela transformait les recoins du Pont Alexandre III en théâtre expressionniste. Ces décors temporaires marquent les esprits autant que les vêtements eux-mêmes. “L’espace donne une résonance à la collection. Il devient un écho visuel, parfois narratif, de l’intention du designer”, souligne Rod Reynolds.

Un travail d’ombre au service de la lumière
Trouver ces lieux relève du travail d’enquête.
Le plus difficile, c’est l’accès à l’information
précise Rod Reynolds.
Grâce à un réseau de brokers, d’agents immobiliers, de promoteurs ou de propriétaires discrets, il met la main sur ces “off-markets” – des lieux non référencés dans les circuits traditionnels.
Ce sont souvent des bâtiments voués à changer de fonction ou en suspens administratif. On peut les exploiter quelques semaines, voire quelques jours.
Une fois le site trouvé, un véritable travail d’ingénierie commence. Autorisations, normes de sécurité, coordination avec les scénographes, installation des infrastructures : Records Collection accompagne les maisons jusqu’à la veille du défilé.
Ce n’est pas juste trouver un joli lieu. Il faut qu’il soit techniquement viable, conforme, et surtout malléable.
Le rêve mis en scène
Car l’objectif reste de créer une bulle, un instant suspendu. Certains créateurs, comme Rei Kawakubo, directrice artistique de Comme des Garçons, utilisent des hangars entiers pour y installer… une mise en scène minimaliste occupant à peine un quart de la surface. D’autres adaptent carrément leur collection au lieu.
Un designer a attendu des semaines l’accord d’un bâtiment parisien, puis a conçu ses looks en fonction de l’architecture du lieu. Au final, la cohérence entre le cadre et la collection était bluffante
se souvient Rod Reynolds.

Un enjeu devenu stratégique
Autrefois domaine réservé à quelques repéreurs indépendants, la chasse au lieu est aujourd’hui une activité professionnelle stratégique. Agences de production comme Bureau Betak ou La Mode en Images, studios créatifs, équipes internes des maisons : tout le monde se dispute les mêmes perles rares. En cause ? L’impact digital. Le décor d’un défilé n’est plus seulement visible pour les invités. Il devient un élément-clé de la communication visuelle, immortalisé sur Instagram, YouTube ou TikTok avant même le passage du premier mannequin.
On reçoit une dizaine de demandes par jour
affirme Rod Reynolds.
Toutes ne se concrétisent pas, mais certaines façonnent déjà les lignes du calendrier des prochaines Fashion Weeks. D’ici là, la course continue. Dans les coulisses des grandes maisons, une autre scène se joue : celle de la quête du lieu parfait.
Plus de renseignements sur recordscollection.fr