Vêtements tachés de peinture, vestes en cuir oversize, ou lunettes rétro… L’allure des artistes contemporains fascine autant qu’elle interroge. Simple prolongement de leur pratique ou outil de communication maîtrisé ? Enquête dans un milieu où l’apparence devient, qu’on le veuille ou non, un levier stratégique, voire un enjeu politique.
En 2024, la marque Études Studio lançait une collection inspirée des vestiaires d’artistes, citant Basquiat, Warhol et autres icônes visuelles de la scène contemporaine. De son côté, Balenciaga proposait une ligne évoquant directement le monde de l’atelier : hoodies élimés, taches simulées, Crocs fonctionnelles – une sorte d’uniforme du “créateur au travail”. Derrière ces clichés stylisés, une vérité : l’image de l’artiste commence bien avant l’accrochage d’une œuvre.
Pour Camille Henrot, artiste reconnue sur la scène internationale, c’est surtout hors du studio que le vêtement devient crucial.
L’apparence est un outil social, un langage silencieux
confie-t-elle.
Collaborant avec une styliste pour construire des tenues comme “bouclier” contre l’anxiété sociale, elle assume que l’image de l’artiste est indissociable de la lecture de son œuvre. Une image se duplique, se partage, se fige. Mieux vaut, donc, en avoir la maîtrise.
Mondanités, petits rituels et grandes stratégies
Le monde de l’art contemporain raffole des événements : vernissages, foires, dîners privés. Un terrain miné pour certains artistes, contraints de performer un rôle social qui dépasse leur pratique artistique.
Certains fuient ces situations, d’autres les apprennent par cœur
observe la commissaire d’exposition Martha Kirszenbaum.
Il y a ceux qui arrivent en retard, ceux qui se cachent au fond d’une cour pour fumer, ceux qui débarquent entourés de leur cercle artistique – à chacun sa méthode pour habiter la lumière sans s’y brûler. Ce “jeu de l’extimité”, mélange d’intime mis en scène et de distance calculée, participe d’un storytelling personnel. Un rôle à jouer, parfois épuisant, souvent décisif.
Identité : entre mythe romantique et branding personnel
Pour Neïl Beloufa, l’artiste contemporain n’est plus seulement un créateur. Il devient aussi le “CEO de sa propre identité”. À ses débuts, il cultivait une allure négligée, presque cliché du “génie sale”. Aujourd’hui, il observe une pression croissante pour gérer son image comme une marque :
Avec le Covid, on est passé à la vitesse supérieure. Être artiste, c’est aussi être influenceur, stratège, ambassadeur de soi-même.
Une tendance accentuée par la logique économique du milieu. Derrière l’image romantique de l’artiste en marge du marché se cache un système ultra-centralisé, fondé sur la valeur ajoutée personnelle.
C’est aristocratique : rares sont les milieux où l’on vous juge autant sur votre image, tout en prétendant que seule l’œuvre compte.
La mode : outil, masque, ou piège ?
Francesco Vezzoli, artiste familier des passerelles entre art et haute couture, a appris à transformer cette tension en force conceptuelle. Moqué à ses débuts pour son goût trop affirmé pour la mode, il l’a intégré à sa pratique. En travaillant avec Prada ou Valentino, il détourne les codes du glamour pour en révéler les contradictions.
Mais gare aux faux pas. Un look trop sophistiqué peut déstabiliser. Une dissonance trop forte entre l’apparence et le discours peut créer un malaise. Comme le raconte Martha Kirszenbaum, un artiste ultra-politique s’étant “surlooké” pour un vernissage a vu son message brouillé par une mise en scène trop appuyée.
Alors, la mode : atout stratégique ou contrainte insidieuse ? Peut-être ni l’un ni l’autre. Dans un monde où tout devient signe, y compris les baskets usées ou la broche en strass, le vêtement agit comme un filtre. Parfois libérateur, parfois écrasant. Mais toujours regardé.





